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Le blog de Lee TAKHEDMIT

Blog de Maître Lee TAKHEDMIT, avocat pénaliste à PARIS, POITIERS, NIORT

L'intelligence de l'audience

Dès les premiers mois de mon exercice professionnel, je me retrouvai sur les bancs des tribunaux correctionnels plusieurs fois par semaines, à attendre patiemment mon tour de plaider pour mon voleur de casquette du jour, ou mon mordeur de doigt...

Il faut savoir que l'ordre de passage des avocats pour plaider à une audience est déterminé de la façon suivante :

- d'abord les avocats dont les clients sont détenus, pour libérer au plus vite les escortes, ce qui est à mon sens justifié

- puis les avocats venant de l'extérieur, car ils ont de la route pour rentrer dans leurs pénates, ce qui me semble là aussi parfaitement juste, surtout quand je plaide à l'extérieur...

- enfin, restent les locaux, dont la tradition veut que les plus anciens soient prioritaires sur les plus jeunes, ce qui est très largement sujet à controverse et pour tout dire à mon sens fort discutable.

Autant dire que dans les premières années, l'avocat débutant est amené à plaider systématiquement en dernier lorsqu'il plaide dans "son" tribunal.

Il faut donc meubler de nombreuses heures (il n'est pas rare d'être convoqué à 14 heures et de plaider à 19 heures pour sortir à 21 heures, parfois bien plus tard).

Beaucoup de jeunes avocats font l'objet d'une surveillance quasi policière de la part de leur maître de stage, qui leur imposent soit de travailler pendant ces heures "perdues", soit de revenir au cabinet pour éviter de trop importantes "pertes de temps".

Mon maître de stage à moi, très attentif à la formation de son collaborateur, m'a toujours conseillé d'être à l'audience à l'heure et d'y rester très attentif aux débats, même ceux qui ne me concernaient pas.

"Tu apprendras ce qu'il faut faire et surtout ce qu'il ne faut pas faire" me disait-il. Bénies soient ces paroles!

J'ai donc passé de nombreuses heures à écouter les débats du tribunal correctionnel, à observer les comportements des juges, des parties, des parquetiers, des avocats.

D'innombrables instants à écouter attentivement les réquisitions, les plaidoiries des parties civiles et de la défense.

C'est là que j'ai indéniablement le plus appris sur le boulot de l'avocat à l'audience. Sans doute tout appris, même. Et bien sûr, je continue d'en apprendre chaque jour, même si je n'ai plus forcément autant de temps à consacrer à cela et si, les années passant, je me retrouve de moins en moins souvent à plaider en dernier...

Quoiqu'il en soit, c'est en observant attentivement tous ces dossiers, toutes ces situations et acteurs judiciaires que j'ai fini par percevoir ce que j'ai d'abord cru être un point commun à tous les bons avocats et que j'ai appelé "l'intelligence de l'audience".

En réalité, je pense même aujourd'hui que ce n'est pas un point commun aux bons avocats, mais sans doute la raison pour laquelle ils sont de bons avocats.

Par avocat j'entends ici l'avocat d'audience, l'avocat plaidant. On peut parfaitement être un excellent avocat, même judiciaire, tout en ne comprenant rien à la mécanique de l'audience ou en ne plaidant jamais. Ces excellents avocats-là ne sont pas l'objet de ce billet.

Lorsque l'on observe attentivement une audience judiciaire, on perçoit des choses qui se passent, qui ne sont pas forcément exprimées, mais qui sont là.

Ce sont des impressions, des expressions de visages, des manières de communiquer, des manières de mener les débats...

Parfois on sent que le procès bascule, dans un sens comme dans l'autre et souvent de façon imprévisible.

C'est là qu'il faut saisir ce qui se trame subtilement pour aller dans le sens de l'audience.

J'ai vu d'excellents avocats oeuvrer, toujours ils sentent ces choses-là et adaptent leur défense en fonction, témoignant d'une intelligence de l'audience certaine et maîtrisée.

J'ai surtout vu et je vois très souvent encore nombre d'avocats qui ne prêtent aucune attention à tout cela et qui foncent dans le mur sans faire en réalité ce que leur client attendent d'eux.

C'est parfois très subtil et on comprend que cela échappe au plus grand nombre, qui ne sont pas suffisamment expérimentés, pas assez attentifs, trop stressés ou tout bonnement ne croient pas à de telles sornettes (car je n'ai pas la prétention d'affirmer que tout cela relève d'une science exacte dont je détiendrai la connaissance parfaite, beaucoup se posent moins de questions que moi et n'en obtiennent pas pour autant de plus mauvais résultats...).

C'est régulièrement gros comme le nez au milieu de la figure et on comprend mal comment certains ne voient pas ce qui se passe.

C'est le confrère qui s'apprête à plaider ce que lui demande son client et qui ne voit pas que le président lève les yeux au ciel à chaque parole du prévenu depuis le début de l'audience.

Ou celui qui, en partie civile, s'entête à plaider la bave aux lèvres en demandant la tête du prévenu alors qu'il est évident depuis deux heures que celui-ci va bénéficier d'une relaxe méritée.

Ou encore celui qui enchaîne les calembours devant des magistrats sérieux comme des crises cardiaques - je n'ai pas compris tout de suite ce qu'était l'intelligence de l'audience et j'ai donc expérimenté moi-même ce dernier exemple dès ma première "plaidoirie", le jour de l'examen de sortie de l'école des avocats, avec une constance dans le four à ce jour inégalée...-.

Les exemples sont inépuisables car ces situations évoluent à chaque audience en fonction des personnalités qui composent le théâtre judiciaire.

Ce billet m'a été inspiré par une discussion récente avec l'un de mes collaborateurs, qui naturellement a subi autant qu'il se peut mes anecdotes et autres théories judiciaires depuis un moment et qui, dans un dossier où il devait plaider une relaxe, m'adresse au dernier moment ce sms : "l'intelligence de l'audience me pousse à ne pas plaider la relaxe".

Bel hommage, j'apprécie ;-)

Il semble dans ce dossier que le président avait mené les débats d'une manière qui ne laissait pas beaucoup de place au doute quant à son opinion sur la culpabilité de notre client, ce que comprit rapidement mon collaborateur.

C'est cela qui m'a inspiré ce billet - en théorie seulement, car dans l'affaire précitée, l'intelligence tout court nous dictait de ne pas soutenir la relaxe demandée par ce client manifestement pas clair et mon excellent collaborateur, bien qu'un peu vert, ne manque pas d'intelligence -

Car enfin si j'ai appris une chose quant à l'intelligence de l'audience, c'est qu'elle ne se manifeste jamais de manière plus panachée que quand l'avocat a bel et bien compris le sens de l'audience, mais qu'il décide en conscience et parce que la défense de son client l'exige de plaider ce qu'il souhaite, que cela plaise ou non à ses adversaires ou à ses juges.

C'est ce qu'on appelle la plaidoirie de rupture, mais c'est là un autre - beau- sujet...

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